Le grand jeu est un double jeu. Il s’agit d’une part de l’entrelacs diplomatique caractérisant les rapports entre les grandes puissances politiques. D’autre part il désigne celui que doit sortir Martina, une jeune voleuse, pour s’emparer du Shah, diamant d’une valeur inestimable que le Nouvel Empire Russe doit restituer avec cérémonie au sultan de Constantinople, la capitale de l’Empire Ottoman. Nulle trace de cet événement dans un manuel d’Histoire ou dans une encyclopédie : nous sommes à la fin d’un 19ème siècle uchronique imaginé par Benjamin Lupu, pour qui les espaces aériens de l’Europe et du Moyen Orient sont sillonnés par d’imposants dirigeables militaires. Ces géants du ciel sont des émanations du pouvoir du Primat Imperator Nikto, empereur russe à la tête d’une dictature industrielle qui n’a de cesse d’étendre à travers le monde son emprise tentaculaire.

Auteur des neuf (et bientôt dix) volumes des Mystères de Kioshe, Benjamin Lupu semble s’être attelé à une nouvelle tâche d’ampleur avec Le Grand Jeu, qu’on pourrait prendre pour un one-shot mais qui s’avère être « seulement » le premier tome d’une épique saga steampunk. Quelle place, en définitive, le récit occupera-t-il sur nos étagères de bibliothèque ? Inutile de se lancer dans des projections chiffrées de plusieurs décimètres, mais gageons qu’il y a là matière à un long développement : se déroulant pour l’essentiel à Constantinople, ce roman inaugural laisse entrevoir de multiples péripéties et révélations à venir, avec des silhouettes capitales encore laissées dans l’ombre, un peu à la manière du premier Star Wars, en 1977, qui n’exposait qu’une partie minime de la multitude de personnages de la série de films. Cette comparaison avec l’œuvre de George Lucas n’est du reste pas innocente car Le Grand Jeu ressemble à plus d’un égard à une transposition de l’univers « lucassien » dans un cadre de SF steampunk : présence encore invisible mais ô combien menaçante, le Primat Imperator a tout d’une émule de l’Empereur Palpatine, et ses sbires sinistres et masqués de cuir, — les « imperags » — ressemblent forts à de néo-Vadors, dont la seule présence suffit à imposer crainte et respect. Bien sûr et heureusement, Benjamin Lupu ne se contente pas d’un simple décalque, il fait apparaître dans nos esprits des images passionnantes (et parfois terrifiantes, tel le tableau oppressant de Novoser, capitale orwellienne de l’Empire Russe, où les usines tournant à plein rendement lâchent sur le monde d’horribles machines guerrières) et nous fait côtoyer des personnages qu’il nous tarde de revoir à la faveur d’un prochain volume (l’héroïne de l’histoire, Martina, autant à l’aise en robe à froufrous qu’en combi moulante de monte-en-l’air, mais aussi un incroyable personnage de singe-automate dont on est loin de tout savoir une fois le volume refermé). Proposée dans une édition somptueuse dorée sur tranche, l’entrée en matière est donc des plus séduisantes. Rendez-vous est pris un jour prochain pour le tome deux.

En librairie depuis le 3 février 2021.