Dans les archives de Khimaira dormait le texte d’une longue interview avec Joe Alves, réalisateur en 1983 des Dents de la mer 3, ou Jaws 3D. Alves a mené une longue carrière hollywoodienne de chef décorateur, notamment sur les tournages des Dents de la mer et Rencontres du troisième type, tous deux de Steven Spielberg, ainsi que sur plusieurs films de John Carpenter. Un entretien qu’il nous avait accordé en 2015 pour notre web-émission Le Manoir des chimères, et que nous vous proposons à la lecture cet été en intégralité.

Khimaira : Le design des extraterrestres de Rencontres du Troisième Type, est-ce que c’est vous qui l’avez créé ?

Joe Alves : Oui, j’ai fait une première série de croquis, j’ai dessiné les têtes des extraterrestres. Steven [Spielberg — NdR] voulait qu’ils aient un air enfantin. Plus tard, on a imaginé le reste du corps, ce qui les rendait un peu plus effrayants… Au départ, Rencontres du troisième type n’était pas envisagé comme une grosse production. Steven était accaparé par la promotion des Dents de la mer, et le studio m’a envoyé tout seul en repérages à la recherche d’une montagne d’apparence insolite. Ils m’ont dit que ce serait le seul décor naturel, et que le reste du film serait tourné en studio — ça, c’est ce qu’ils disent toujours. Alors je me suis baladé partout, j’ai roulé plus de 5.000 kilomètres jusqu’à ce que je tombe sur « la Tour du Diable ». C’était un très bel endroit, il y avait plein de superbes rochers sur le site. Je suis rentré, j’ai montré mes photos à Steven, et il a trouvé « Devil’s Tower » au poil.

Un décor important, étant donné que c’est là se passe la longue scène finale…

Nous voulions que la grande scène du film se passe à Devil’s Tower, là où convergent les signaux des extraterrestres. François Truffaut jouait le rôle du scientifique qui communiquait avec eux. Nous avions besoin d’une aire d’arrivée du vaisseau spatial, et dans le scénario initial, cette scène se déroulait simplement au milieu du désert. J’ai fait remarquer que ce ne serait pas terrible visuellement, et Steven a approuvé. Alors j’ai conçu le décor, je l’ai montré à John Viktor, un cadre de Columbia Pictures, qui m’a alors emmené sur le plus grand plateau dont ils disposaient sur le site. Il m’a dit que ce serait là que j’aurais à construire le décor pour la scène de l’arrivée des extraterrestres. Vous savez, quand vous avez participé à un film comme Les Dents de la mer, qui a eu beaucoup de succès, vous vous sentez plus fort, vous gagnez en confiance, alors je lui ai rétorqué que ce plateau-là ne serait jamais assez grand. Il m’a répondu : « Quoi, tu as fait Les Dents de la mer, alors maintenant tu réclames des plateaux plus grands ? ».

Et donc, vous avez obtenu un plateau de la taille que vous souhaitiez ?

J’ai réalisé une maquette du décor, je l’ai montrée aux cadres de Columbia Pictures, qui se sont dit qu’après tout, Les Dents de la mer ayant eu un succès retentissant, Rencontres… pourrait s’avérer tout aussi important. Devant la maquette, ils m’ont demandé ce que je pensais du plateau qu’ils avaient prévu. J’ai réitéré ma critique en leur affirmant que ce studio serait beaucoup trop petit : il nous faudrait un endroit quatre fois plus grand. Julia et Michael Phillips, de Columbia Pictures, et Steven Spielberg ont discuté entre eux un moment, puis ils m’ont déclaré : « OK, on va le construire comme tu l’envisages, ça a de l’allure, ce sera le plus grand décor de cinéma jamais construit. Mais où penses-tu trouver un studio assez grand ? »

Rencontres du troisième type

Vous aviez déjà un lieu précis en tête ?

Non, je ne savais pas où on pourrait installer le tournage, ça n’avait jamais été fait. Alors je me suis mis en quête de hangars destinés à abriter des ballons dirigeables, des Zeppelin de la seconde guerre mondiale. J’en ai trouvé dans la ville de Mobile, en Alabama. C’étaient de grands hangars carrés d’environ 100 mètres de côté. C’était même possible de les ouvrir d’un côté pour agrandir le plateau. C’est à ce moment qu’on a fait venir Douglas Trumbull sur le projet. Trumbull était déjà connu à l’époque, il avait participé à 2001, l’Odyssée de l’espace et il avait lui-même réalisé un film. On a coordonné nos travaux et déterminé clairement qui allait faire quoi. Il a été convenu que je concevrais la partie inférieure du vaisseau spatial, et que Doug Trumbull s’occuperait de la partie haute.

J’ai eu l’idée d’une lumière à la base du vaisseau. Pour faire comprendre à Steven ce que j’envisageais, j’ai pris une simple lampe que j’ai retournée, j’ai éteint toutes les lumières de la pièce, j’ai passé en fond sonore la musique de 2001… et ça avait l’air chouette. Un effet tout simple, mais qui allait être compliqué à réaliser : le vaisseau devait être construit entièrement en métal, faire 25 mètres de long, plein de spots lumineux devaient s’y refléter. J’ai travaillé avec Vilmos Zsigmond, le chef opérateur… Absolument tout sur ce tournage était énorme, et nous avons donc démarré les prises de vues à Mobile, en Alabama.

J’ai construit des morceaux de montagnes, Doug Trumbull a élaboré d’énormes écrans pour les effets de projection frontale, il a utilisé de la pellicule 65 mm pour obtenir la meilleure qualité d’effet. J’ai construit le sommet de la montagne qui était aussi haut qu’un immeuble de sept étages, j’ai aménagé une route que les personnages pouvaient emprunter en voiture. C’était un petit film qui est devenu une superproduction. Il y a eu un problème : nous avons tourné Rencontres… en même temps qu’avait lieu le tournage de Star Wars, et notre film devait sortir avant celui de George Lucas. Mais Doug Trumbull a dû faire face à des problèmes d’effets spéciaux, on a pris du retard. Finalement Star Wars est sorti en mai et Rencontres… en novembre. Nous avons donc un peu perdu de notre impact. Les deux films sont très différents, mais le côté spectaculaire de Rencontres… s’en est retrouvé amoindri. Star Wars a remporté un Oscar, j’ai aussi été récompensé. Lucas est d’ailleurs passé nous voir sur le plateau, il a été frappé par la taille de nos décors ! Vraiment, si nous avions pu sortir le film plus tôt, il aurait eu plus d’impact. Voilà, c’était le tournage de Rencontres du troisième type.


Rencontres du troisième type

Peu de temps après, vous avez pris part à un tournage un plus modeste, celui de New York 1997 de John Carpenter…

Eh bien voyons… Nous étions en 1980, j’avais un très bon agent qui adorait travailler avec les techniciens du cinéma, les directeurs artistiques… Après avoir dirigé la seconde équipe sur Les Dents de la mer 2, j’ai essayé de poursuivre dans la réalisation. J’avais un projet de film que je voulais tourner dans plusieurs pays d’Europe, James Brolin devait tenir le rôle principal. Je suis parti en repérages à Monte-Carlo, ensuite en France, en Angleterre, en Hollande… Et je suis rentré pour découvrir que le studio qui produisait le film faisait faillite. Phil, mon agent, m’a dit qu’il fallait quand même que je continue à bosser, et il a tenu à me présenter deux jeunes cinéastes, Debra Hill et John Carpenter. Ils venaient de tourner Halloween et Fog, ils avaient 10 ou 12 ans de moins que moi, et ils avaient l’habitude de tourner avec de petits budgets. J’ai rencontré John et il m’a déclaré qu’il aimerait bien qu’on travaille ensemble.

Et à quoi ressemblait leur façon de travailler ?

Ils étaient très, très décontractés ! Moi, je leur faisais la liste de tout ce qu’il nous fallait, je leur disais qu’on devait partir en repérages, etc. Ils bossaient avec un très bon chef-op’, Dean Cundey, un gars à l’esprit très sérieux. John, lui, était vraiment relax. Au début, il a même eu peur que je sois un peu trop agressif. Je me suis tourné vers Barry Bernardi, qui coproduisait le film et s’occupait de diriger les repérages, je lui ai signalé qu’il fallait qu’on trouve un pont, un grand mur, un décor qui ressemblerait à New York. Finalement, Larry Franco, John Carpenter et moi sommes partis à New York, nous sommes montés au sommet du World Trade Center, qui bien sûr n’est plus là aujourd’hui, nous avons regardé la ville à nos pieds et on s’est dit : « Non, on ne peut pas recréer New York en décor, cette ville est bien trop grande ».

Par conséquent, rien dans le film n’a été tourné véritablement à New York ?

Je vais y venir. De retour à Los Angeles, Barry Bernardi s’est souvenu qu’il y avait un pont à Saint Louis qui ferait parfaitement l’affaire pour le décor du film. Tout ce que j’avais à faire était d’édifier un mur au bout. Le centre ville était en pleine restructuration urbaine, on pouvait s’y installer. Quand on a montré ce lieu de tournage à John, il a juste répondu « : Ah ouais, c’est cool. » Voilà, ça vous donne une idée du degré d’implication de John Carpenter. Donc, j’ai aménagé le pont. On avait besoin d’un avion pour la scène de crash aérien, l’avion du Président des USA. Je suis parti en Arizona dans un endroit où on peut acheter des pièces détachées d’avion. Là-bas, je fais ma sélection quand quelqu’un m’aborde et m’apprend qu’un DC8 était à vendre à Saint Louis pour environ 5000 dollars ! Alors j’ai laissé tomber mes pièces détachés, j’ai filé à Saint Louis où j’ai acheté l’avion. Je l’ai préparé et mis le tournage en place. John me demande : « Qu’est-ce que tu envisages de faire ? » Je lui ai dit qu’il fallait mettre le feu à l’engin et le faire rouler. Il m’a répondu : « OK, vas-y, c’est cool. » Voilà comment était John, toujours décontracté. Il savait très bien ce qu’il faisait, mais il était toujours relax. On n’a jamais eu de problème pour s’entendre.

New York 1997 (Escape From New York)

Au centre ville de Saint Louis, nous avons apporté des tonnes de débris qu’on a dispersés un peu partout. Et nous avons fini par tourner une nuit à New York pour de vrai. J’avais construit un grand décor à Los Angeles, celui d’un poste de garde. Le comédien principal de la scène — c’était Tommy Atkins —s’approche et entre à l’intérieur. On voit écrit « US Police ». On a démonté ce décor, on l’a plié, chargé sur un camion et on est partis avec jusqu’à New York. On a attendu le dernier ferry pour pouvoir y charger le décor et l’apporter sur Liberty Island, car c’était une petite production, on ne pouvait pas se payer un bateau à nous. On décharge le décor, on l’assemble. Après on a tourné ce plan avec la Statue de la Liberté : la caméra de Dean Cundey descend, l’objectif s’arrête sur un fond noir et cut ! Ensuite on a remballé le décor, on est repartis à L.A. avec le même camion. Là-bas, on réinstalle tout, Dean Cundey positionne la caméra exactement comme à New York. La caméra panote et voilà : toute la suite de la séquence est tournée à L.A. Ça fait un peu fauché, comme méthode, mais c’est efficace. Hitchcock a utilisé ce truc plein de fois, dans Birdman ils ont fait ça tout le temps, sauf qu’à présent on peut se servir des effets numériques pour masquer les raccords. Mais on a beau avoir l’impression que la caméra est sans cesse en mouvement, on sait très bien qu’il faut couper le plan tôt ou tard.

New York 1997 a été l’un de mes tournages les plus plaisants. Rien à voir avec de grosses machines comme Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type, Les Dents de la mer 2. L’ambiance était plus détendue, on a tourné avec un budget de seulement six millions de dollars. On a fait des trucs marrants comme la déco sur la voiture conduite par Isaac Hayes. Debra Hill a eu l’idée de fixer des lampes sur la bagnole, des chandeliers en fait. Alors je suis parti en quête de chandeliers, j’ai dû en acheter plein parce que quand la voiture roulait, ils tombaient et s’écrasaient par terre. Le film a été marrant à faire. John était super, et j’ai de nouveau travaillé avec lui sur Starman. J’avais toujours envie de faire de la réalisation, alors il m’a demandé d’intervenir sur le film en tant que consultant visuel et j’ai dirigé la seconde équipe de tournage. On a sillonné le pays, tourné à Monument Valley, une expérience très agréable.

Vous avez fait un commentaire audio avec Debra Hill pour une édition en blu-ray de New York 1997. Qu’avez-vous ressenti pendant l’enregistrement ?

C’était très agréable. Debra et moi étions devenus proches car à un moment, elle est sortie avec un de mes meilleurs amis, Dick Smothers des « Smothers Brothers », des comédiens qui ont eu du succès à la télé dans les années 1960 et 1970. Je l’ai donc beaucoup fréquentée à titre personnel. Elle est morte si jeune, c’est terrible. Une femme très forte, positive, énergique. Julia Phillips était un peu comme elle. C’est triste, tout ça.

Starman

Et donc, comme vous disiez à l’instant, en 1984, vous avez collaboré une nouvelle fois avec John Carpenter, sur le tournage de Starman.

Je suis arrivé sur le plateau de Starman en tant que consultant visuel. Je connaissais le directeur artistique du film, il avait travaillé dans mon équipe sur Rencontres du troisième type. Entre-temps, J’avais mis en scène Les Dents de la mer 3 et j’avais de nouvelles envies de réalisation. J’envisageais de tourner un film entier moi-même, mais bon, John Carpenter et moi étions en de bons termes. Je me souviens d’une discussion que nous avons eue à propos du vaisseau spatial du film, que j’ai dessiné. Je me souviens de la chanson de Mick Jagger — quel est le titre, déjà ? Ah oui, Satisfaction ! — qu’on a utilisée dans la bande son : le vaisseau s’envolait dans l’espace et on entendait « I can’t get no satisfaction ». Donc voilà, j’ai dessiné ce vaisseau spatial. J’ai effectué des repérages pour trouver le grand cratère, j’ai tourné les séquences de déplacement en voiture…

Un tournage agréable, alors ?

J’ai quand même connu une déconvenue sur ce film, à cause de la compagnie d’effets spéciaux ILM. Je ne voulais pas que le vaisseau-mère ait l’air d’un vaisseau spatial tel qu’on peut habituellement l’imaginer. Alors j’ai appelé mon assistant pour qu’il me procure une sphère de chrome : c’est à ça que devait ressembler le vaisseau. Tant qu’il est en l’air, le ciel s’y reflète, on ne voit pas qu’il se trouve là. On ne s’aperçoit de sa présence que lorsqu’il descend au niveau du sol. J’ai présenté l’idée aux gens d’ILM, ils suivaient de très près tout ce que faisaient Lucas et Spielberg. Ils m’ont répondu OK, très bien, on s’en charge. J’ai voulu en dire plus, mais la discussion s’est arrêtée là. Au final, ils ont fait un boulot très décevant. L’effet ne fonctionne pas, ils n’ont pas pris le temps de le faire bien. Vous comprenez, l’idée était de faire un vaisseau quasi invisible. Mais le film lui-même, je l’ai trouvé réussi. Jeff Bridges tenait le rôle principal, et c’est un gars adorable. Le film est très bien réalisé. C’était un genre de film inhabituel pour Carpenter.

Diriez-vous que Starman est une version adulte d’E.T. ?

Oui, il y avait quelque chose d’E.T. dans ce film, rien à voir avec ce que faisait d’habitude Carpenter. C’est un film aimable, agréable. Et ce fut aussi intéressant de travailler dans la seconde équipe. Steve Poster était mon caméraman, un gars très doué. On avait une remorque pour transporter l’équipement et un petit camion. Un jour, on a effectué des prises de vues d’une ferme dans l’Iowa. Steve pensait que la lumière serait meilleure vers quatre heures de l’après-midi, alors je me suis dit qu’on pourrait filmer autre chose en attendant. Et on a passé tout le tournage comme ça : on faisait ce qu’on voulait, on partait dans un endroit pour tourner quelques plans, on revenait filmer à notre point de chute quand la lumière était la plus belle. On est passés par Monument Valley. Il fallait seulement choisir le bon décor à filmer à la bonne heure. Ce fut vraiment un tournage agréable, avec tout un itinéraire sur la route. J’ai vraiment apprécié le temps passé sur Starman.

Je ne me rappelle pas très bien ce que j’ai fait ensuite. J’ai dû partir sur un autre film. J’ai bossé sur de nombreux projets qui n’ont pas abouti. Je suis en train d’écrire un livre, et je vais consacrer un chapitre entier à toutes les choses qui ne sont pas arrivées. J’ai bossé sur plein de films qui ne se sont pas faits. Au-delà du réel, par exemple. Le film a fini par être tourné, mais pas sous la direction d’Arthur Penn, comme prévu quand je travaillais dessus. J’adorais Arthur Penn, c’était un grand metteur en scène. Ils l’ont viré et ils ont engagé Ken Russell. Entre-temps, Columbia avait lâché le film, qui a été récupéré par Warner Bros. Au final, le film n’avait plus rien à voir avec le projet de départ. Je pourrais donner plein d’autres exemples de films qui m’ont pris du temps et qui ont été abandonnés.

Freejack

Et qu’auriez-vous à nous apprendre sur Freejack, une autre production de S.F., avec Emilio Estevez, Anthony Hopkins et Mick Jagger ?

Je connaissais bien le producteur, Stuart Oken, c’est lui qui m’a engagé. Le film était réalisé par un cinéaste néo-zélandais que j’aimais beaucoup [Geoff Murphy — NdR]. Le script initial était celui d’un excellent scénariste, je ne me souviens plus de son nom [Ronald Shusett, scénariste d’Alien — NdR]. Il a écrit beaucoup de scénarios de S.F. Il y a eu plein de problèmes avec le studio. On a commencé le tournage avec une productrice, qui a été virée, quelqu’un d’autre l’a remplacée.

De mon point de vue de directeur artistique, ce tournage a représenté beaucoup de travail, et on peut être fiers de ce qu’on a fait. Je pensais que le film aurait plus de succès. Mick Jagger fut très sympa sur le tournage, très décontracté, rien à voir avec son image de gars un peu cinglé. Il nous invitait à regarder la télé, on buvait un Coca ensemble. Anthony Hopkins était fantastique, il est venu me trouver un jour pour me dire combien il aimait les décors, il faisait beaucoup de compliments. Mais ça a été compliqué de travailler avec le studio. J’ai dessiné de nombreuses voitures. C’était une grosse production.

Maintenant, le film n’a pas marché. Pourquoi ? On ne peut jamais savoir à l’avance. On a travaillé dur sur ce tournage, nous avons construit des voitures, des motos, de grands décors, mais je pense que le casting ne fonctionnait pas bien. Renée Russo était jolie, mais sa relation avec le héros du film ne collait pas, et Emilio Estevez n’était pas le meilleur choix pour le premier rôle, c’était plus un job pour un comédien de la carrure de Steve McQueen, vous voyez. Bon, ce n’est que mon opinion, mais je trouve que quelque chose clochait dans l’histoire. Et les gens du studio n’étaient pas faciles à vivre. Ils ont mis beaucoup de pression sur le réalisateur, ils étaient tout le temps sur son dos.

Je suis tombé sur des critiques négatives qui m’ont surpris. Je trouvais les décors excellents au moment du tournage, mais parfois quand des critiques de cinéma n’aiment pas un film, ils trouvent à redire sur tout. Il y en a qui ont écrit : « Je n’aime pas ce film, je le trouve moche. » Qu’est-ce qui était moche ? Les voitures, tiens. C’était intéressant : j’ai lu une critique sur les voitures faite par un type qui, manifestement, ne connaissait rien au sujet. Moi, j’avais fait un travail rétrospectif à partir de voitures françaises comme les Lagonda, les Delahaye, comme les Bugatti, aussi, des voitures des années 1930. J’ai transposé leurs lignes courbes sur des modèles futuristes. J’aime beaucoup les voitures, j’ai conduit de super voitures dans ma vie, des Maserati, des Aston Martin, des Ferrari… Les voitures, ça me connaît, j’ai même fait des courses. Je me suis beaucoup impliqué, et d’un coup je lis cette critique écrite par ce type qui se demande d’où viennent ces designs de voitures. Mais qu’il aille donc jeter un œil aux Lagonda, aux Delahaye, aux voitures françaises des années 1930 avec leurs lignes courbes ! C’était ma référence. Le gars n’y connaissait rien, mais vous savez, le pouvoir de la presse est important, que les critiques soient fondées ou pas.

Freejack

Au départ, Renée Russo n’était pas dans la distribution, elle arrivée après le début du tournage…

En effet, le tournage a démarré avec une autre comédienne qui a été remerciée, je ne sais plus qui c’était. Elle a tourné une semaine entière, puis ils l’ont remplacée.

C’était Linda Fiorentino.

Linda Fiorentino, exact ! Je la trouvais très bien, et puis ils ont engagé Renée, dont le mari fut également appelé sur le film pour réécrire le script. Il y a toujours eu quelque chose qui clochait sur ce film. Mick devait faire quelque chose après ce film, il avait un projet de cinéma dont nous avons parlé.

Vous avez travaillé avec deux rock stars dans votre carrière, Mick Jagger et Elvis Presley…

Il n’y a aucune comparaison possible ! Presley était constamment entouré par une masse de gens. Mick, lui, venait s’asseoir à côté de vous pour boire un Coca, il était cool, jamais poseur. Il savait son texte, il était présent sur le plateau. J’ai aussi travaillé sur un concert avec le chanteur de The Who, Peter… comment s’appelle-t-il déjà ?

Townshend. Pete Townshend.

Pete Townshend. Il était très cool, lui aussi. Certains sont plutôt repliés sur eux-mêmes, Elvis était toujours entouré. Mick Jagger n’était rien de tout ça, il n’est pas dans la vie comme il est sur scène, vous voyez. Sinon, j’ai aimé tourné à Atlanta, l’équipe était agréable, le premier scénariste embauché avait fait un travail génial et ils s’en sont débarrassés. Vraiment, il y a eu beaucoup de confusion sur ce tournage.

Les Dents de la mer 3 a été votre seule réalisation. Étiez-vous un peu nerveux au moment d’attaquer le tournage ?

Le fait de diriger une équipe n’était pas un problème, je l’avais déjà fait sur Les Dents de la mer 2, ce n’était pas compliqué. C’est Allan Landsburgh [producteur exécutif] qui n’était pas un cadeau. Au départ, le studio ne voulait pas d’un troisième film. J’avais pris part aux deux premiers volets, j’étais en train de travailler sur The Ninja pour le compte de Zanuck & Brown. Irvin Kershner était le réalisateur, on a bossé dessus pendant neuf mois et le projet a été abandonné ! Je suis allé voir Verna Fields, une très bonne amie qui est aujourd’hui exécutif chez Universal, et là elle me dit : « Ils sont en train de plancher sur Jaws: 3, People: 0 », une comédie qui se moquait des deux précédents films. C’est Joe Dante qui devait réaliser. Mais ils ont aussi fini par laisser tomber. Zanuck & Brown ont lâché la franchise Jaws et l’ont revendue à Allan Landsburgh, un producteur d’émissions bon marché pour la télévision. C’est incroyable, quand on y pense. Cependant ils avaient un bon scénariste, Richard Matheson, un des auteurs de La Quatrième Dimension, il avait écrit L’Homme qui rétrécissait. Verna me demande : « Pourquoi tu n’essaierais pas de sauver la franchise ? ».

Allan Landsburgh voulait savoir si je voulais produire le film, je lui ai dit que non, il fallait que je sois le réalisateur sinon rien. « Partez donc en repérages avec Richard Matheson et revenez m’en parler. » On est allés en Floride à la recherche d’un parc d’attractions aquatique, et je suis tombé sur ce parc avec une présentation sous-marine en 3D. C’était chouette : on avançait sous l’eau d’une rive à l’autre. Je reviens vers Matheson, je lui dis : « Jaws 3D ! » On frappait d’une pierre deux coups : à l’époque sortaient plein de « numéros 3 », Rocky 3, etc. Ils ne se contentaient plus de tourner une seule suite. Le fait de l’intituler 3D lui apportait une nouvelle dimension. J’ai montré à Landsburgh un croquis que j’avais fait avec un requin et le titre Jaws 3D qui se répétait à l’infini. À Universal, on l’a montré à Sidney Sheinberg, tout le monde trouvait l’idée géniale, ils m’ont donné le feu vert.

Les Dents de la mer 3 (Jaws 3-D)

Mon principal souci a été Landsburgh car il avait l’habitude de diriger les réalisateurs. C’est comme ça, à la télé, c’est le producteur qui contrôle tout. Autre pépin : j’ai découvert qu’à l’époque, il n’existait pas de caméras 3D récentes, seulement de vieux modèles, on ne pouvait rien faire avec.

Je voulais amener sur le projet deux productrices que je connaissais bien, Debra Hill et Deb Gillmore. Mais Landsburgh a préféré m’associer à quelqu’un que je ne connaissais pas, Rupert Hitzig. Un mec sympa, on a fait du bon boulot ensemble. Alors j’ai dit à Landsburgh qu’il nous fallait construire le requin. « Comment ça ? On va utiliser des prises de vues avec de vrais requins pour ce film ! On leur jettera des mannequins.» Comment ça ? Pas question, on n’allait pas faire ça ! Et ça continué comme ça jusqu’à la fin, il fallait se battre contre Landsburgh. « Commençons le tournage le 3 octobre ! », « Mais on n’a pas de caméras ! On est en train d’en faire construire une, mais on ne l’a pas encore. » « Commencez avec ce que vous avez ! ». Alors on a débuté les prises de vues avec une vieille caméra, on a tourné une semaine avec, puis on a enfin pris livraison du nouveau modèle. Et les deux appareils n’étaient pas compatibles : on a dû re-filmer tout ce qu’on avait déjà tourné.

J’ai travaillé avec une équipe de cadreurs fantastiques, j’adore le casting du film. On a fait du personnage joué par Lou Gossett le président de Sea World, et Sea World, en réalité, n’embauchait pas de Noirs ! On n’avait rien prémédité, Lou Gossett est simplement très bon comédien ! Il savait ses répliques, etc. Et voilà que Sea World n’engageait aucun salarié noir. Après, ils s’y sont mis, cette histoire les a un peu mis dans l’embarras. Les acteurs du film étaient très bons, il y avait Lea Thompson, très mignonne. Je l’ai revue il y a deux ans à l’occasion d’une émission. Je me tenais à environ six mètres, et elle n’avait pas changé ! Trente ans après, elle était aussi jolie et mince. Elle m’a serré dans ses bras en s’exclamant : « Cet homme m’a donné mon premier rôle ! ». Une fille très, très gentille. Dennis Quaid, lui, fumait vraiment beaucoup : il me demandait s’il pouvait avoir une cigarette pendant les scènes. « Enfin, Dennis, tu fumais déjà dans la dernière ! ». Un jour, pendant le tournage d’une scène avec Louis Gossett, il s’est tourné vers l’équipe et tout le monde sur le plateau avait pris une clope et fumait comme lui. Il nous a dit : « OK, j’ai pigé. »

On en a bavé sur le tournage avec la caméra, on s’arrachait les yeux avec le système 3D. Mais tant qu’on n’avait pas Allan Landsburgh sur le dos, tout allait bien. Mon premier assistant, c’était une armoire à glace d’1m95, je lui demandais de tenir Allan à distance. Et on est arrivés au bout, les choses se sont améliorées.

Maintenant, l’autre problème, c’est que j’ai eu le droit de monter mon director’s cut. Mon montage faisait 2 heures et 3 minutes, exactement comme Les Dents de la mer 1 et 2. J’y avais inclus des scènes qui me tenaient personnellement à cœur. Mais Landsburgh et les distributeurs ont calculé qu’en coupant 25 minutes, les exploitants pourraient programmer plus de séances chaque jour et faire rentrer plus d’argent. Alors ils ont supprimé plein de scènes auxquelles j’étais très attaché. Les critiques de cinéma n’étaient pas du tout conscients de ça, c’est la même histoire qu’avec les voitures de Freejack. J’ai été lourdement critiqué pour la scène de ski nautique en groupe : un des acteurs tombe et les autres aussi, pourquoi ? Ils sont débiles ! Mais ça se passe comme ça dans la réalité : si un skieur perd l’équilibre, il provoque la chute des autres. Et il y a eu plein de critiques du même tonneau. J’aurais aimé que les critiques s’informent un peu plus parce que ces jeunes gens sur les skis étaient d’une adresse incroyable ! Ce fut un plaisir de travailler avec l’équipe du film, tout le monde était brillant. C’est l’aspect plus politique de l’affaire qui a représenté un problème. J’avais pu faire mon propre montage, mais Landsburgh s’en fichait parce que c’était lui qui avait le final cut. Il a simplement laissé de côté ce que j’avais fait pour effectuer son propre montage.

Lorsque le film est sorti, il y a eu une masse considérable de produits dérivés estampillés Jaws 3D. Que pensez-vous de ce genre de business ?

Les produits dérivés sont toujours un peu curieux pour les gens qui travaillent sur les films. Sur un tournage, on ne pense pas à ce genre de choses. Maintenant oui, parce que les films ont un écho considérable sur Internet. Pour Les Dents de la mer, j’ai encore 300 exemplaires du scénario. Pourquoi les ai-je tous gardés ? Je n’en sais rien. Quand ils ont ressorti le film en HD, ils ont voulu éditer un livret, le studio m’a demandé des exemplaires de mon story-board. J’en avais donné des exemplaires à des amis, ils m’ont demandé s’ils pouvaient se servir de mes story-boards. « Vous allez en tirer un profit, pas vrai ? », « Oui, bien sûr », « Alors peut-être que je pourrais toucher un petit quelque chose aussi. » Ils m’ont acheté les story-boards 600 dollars, mais ce n’est pas ce qui importait le plus. Ce qui comptait, c’était qu’ils puissent vérifier que je les avais encore en ma possession. Je détiens encore le document d’origine en grand format. J’ai aussi tous les originaux des story-boards des Dents de la mer 3.

Quand vous tournez un film, seule une chose compte : tourner le film. Et vous ne pensez jamais que des produits comme ça vont un jour acquérir de la valeur. C’est peut-être plus le cas aujourd’hui. À chaque fois que Spielberg fait un film, peut-être que quelqu’un récupère des trucs qui vont trouver leur place dans des archives, on devrait peut-être monter un musée un jour… Sur le tournage, vous ne pensez qu’à votre job. Quand c’est fini, on rentre chez soi en se demandant ce qu’on va faire après. On ne se dit pas que ce qu’on vient de faire va entrer dans l’Histoire. Si j’avais eu ce genre de choses en tête, j’aurais conservé un petit croquis qu’Alfred Hitchcock m’a griffonné un jour alors que je bossais pour lui. Même chose avec Walt Disney : une fois, il a passé son bras par-dessus mon épaule et il a griffonné un croquis de La Belle au bois dormant. Walt était là, à côté de moi, et bien évidemment je n’avais pas à l’esprit qu’il allait mourir un jour. Je savais bien qu’il était célèbre, qu’Hitchcock l’était aussi, mais qui peut bien penser à ça ? Aujourd’hui, n’importe qui aurait ça en tête ! Wow, c’est Hitchcock qui m’a fait ce dessin !

D’un certain côté, c’est une bonne chose, ça permet de conserver le souvenir de quelque chose. Pour Les Chaussons rouges, plein de choses ont été conservées. Et les gens achètent ce genre d’articles. Debbie Reynolds en a acheté plein. Demain, tiens, je pourrais vendre tout ce que j’ai conservé de Freejack. Mais qui est-ce que ça va intéresser ?

Nous !

Non, tourner un film, c’est d’abord un travail. Vous-mêmes, que faites-vous ? Vous filmez, vous faites des interviews, vous faites votre boulot, et voilà. Ils essaient de valoriser le moindre truc, alors que nous, nous avons réalisé un travail dans des conditions parfois très dures. Parfois vous bossez dans le froid, vous êtes frigorifié. Sur Devil’s Tower, le hangar où j’avais construit le décor était si froid. Sans parler du travail dans l’océan : en tournant Les Dents de la mer 2, on avait mis tous les gamins dans des bateaux et il y avait un avis de tornades. On a dû tourner fissa et retourner au rivage avant que tout le plateau parte en morceaux ! C’est comme ça que ça se passe, et la seule idée que vous avez en tête, c’est de réussir à faire votre boulot. Combien de jours de tournage nous reste-t-il ? Combien de scènes avons-nous encore à tourner ? Combien faut-il faire de croquis ? Et quand c’est fini, on remballe tout et on se dit : « Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ? Vais-je seulement réussir à me faire engager sur un autre film ? »

Propos recueillis en mars 2015 par toute l’équipe de Khimaira/Le Manoir des chimères. Pour (re)visionner notre émission « spéciale Requins », rendez-vous sur la page Khimaira TV de notre site.