La quatrième de couverture rappelle un constat terrible pour l’écrivain de Providence, Rhode Island : Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) s’est imposé comme l’un des écrivains les plus influents de son siècle, mais seulement après sa mort. Lovecraft n’a donc pas connu la renommée, et le récit qui nous est proposé dans ce biopic dessiné n’est pas celui d’une success story. De sa propre bouche dans une des vignettes, le créateur du Necronomicon publie ses nouvelles — ses « contes » — dans des revues à dix sous, on voit qu’il vivote dans une chambre miteuse de la Grosse Pomme et touche même un maigre salaire en expédiant des catalogues pour le compte d’un libraire new-yorkais. Les habitants de Red Hook (un quartier déshérité de Brooklyn) auraient sans aucun doute eu du mal à imaginer que la silhouette filiforme vêtue de gris qu’on croisait exceptionnellement dans la rue (Lovecraft ne sortait guère) abritait le cerveau fécond d’où devaient surgir, entre mille trouvailles infernales, les expériences maudites d’Herbert West le réanimateur, les horribles hommes-poissons d’Innsmouth et toute la cosmogonie des « Grands Anciens »…

L’ouvrage ne fait pas l’impasse sur le conservatisme de Lovecraft, ni sur ses penchants racistes et antisémites (quoiqu’il épousât Sonia Greene, une immigrée juive d’Europe de l’Est !). Cela dit, bien qu’on ait accolé à l’auteur le surnom de « reclus de Providence », l’ouvrage refuse de cultiver l’image d’un être travaillé par la haine misanthrope, le goût du fascisme, et isolé dans ses cauchemars littéraires : dans les années 1920 et 1930, Howard P. appartient à un petit « club » d’amis sincères qui se soucient de lui, il entretient une correspondance volumineuse avec d’autres écrivains tels que Robert E. Howard, et quelques pages solaires où il partage avec ses proches sorbets et crèmes glacées (il adorait les glaces) comptent parmi les plus surprenantes de l’album. Un épisode réel ou imaginaire ? On penche volontiers pour la première option, car le scénariste Alex Nikolavitch a accompli un impressionnant travail de reconstitution de la vie de Lovecraft, sa plume s’inspirant entre autres des innombrables lettres rédigées par l’écrivain.

Le dessin est réalisé par le Studio Haus, soit trois jeunes auteurs argentins — Gervasio, Aón et Lee — qui collaborent ici pour la première fois à un ouvrage en français. Lovecraft devient un vrai héros de B.D., évoluant dans des décors dont le caractère et l’atmosphère urbains ou campagnards sont restitués à merveille. Une case, parfois, suffit à évoquer le pouvoir d’imagination de l’écrivain (un simple regard tourné vers un village de pêcheurs nous fait saisir la possible origine du Cauchemar d’Innsmouth). Précisons enfin que les cent et quelques pages recèlent des extraits assez conséquents de la prose de Lovecraft, en particulier des passages tirés de son roman L’Affaire Charles Dexter Ward, publié en 1941, après la mort de l’auteur. Pour le lecteur éclairé d’HPL, qui se sera déjà abondamment documenté, ce petit bijou de livre n’apportera peut-être pas de connaissances fondamentales. Pour le néophyte, en revanche, Howard P. Lovecraft, Celui qui écrivait dans les ténèbres est une porte d’entrée idéale dans un univers riche d’une épouvante délirante, un sésame original et ludique ouvrant sur le noir abyssal de la mythique dimension lovecraftienne.

Parution le 2 février 2018.