Né en 1973, Gabriel Delmas se passionne pour la bande dessinée et particulièrement pour les œuvres de Druillet, Mignola, Corben… Avec « Le Psychopompe », l’auteur nous offre un récit sombre, gothique, ancré dans la démonologie. Œuvre « à part » dans le paysage BD franco-belge, « Le Psychopompe » nous emmène dans une descente aux enfers sur les traces de l’âme déchue du Comte Gusoyn et au beau milieu d’une guerre qui oppose les différentes forces démoniaques… Un graphisme nerveux, des dialogues dérangeants et la noirceur des planches contribuent à créer un sentiment d’enfermement continu.

Khimaira a plongé en compagnie de Gabriel Delmas dans cet univers sombre et torturé à souhait…

K: Quelle est l’origine du titre de votre album : le psychopompe ?
GD. Le psychopompe: littéralement celui qui conduit les âmes des morts. Un autre sens dérive de celui-ci et signifie « qui peut voyager entre le monde des morts et celui des vivants ». Dans une certaine tradition chrétienne, le psychopompe est celui qui pèse les âmes pour déterminer ceux qui iront en Enfer ou au Paradis.
Dans mon album, Gusoyn est « le psychopompe », celui qui conduira les âmes des morts en Enfer, il est l’antéchrist. Donc celui qui revient pour détruire l’humanité. Le parfait contraire du prétendu sauveur de la culture judéo-chrétienne. « Le psychopompe » est l’évangile de l’antéchrist. Le but n’est pas de convertir les lecteurs au satanisme mais de montrer que Dieu n’existe pas, que l’on peut tout inventer, et que ce n’est pas parce que des mots existent, des images existent qu’ils correspondent forcément à une vérité. Si ce n’est la vérité de la fiction. Je suis comme Saint Jean par exemple ou tout autre transcripteur de la parole d’un soit disant Dieu. J’invente l’histoire que je fantasme et mon héros a pour nom Gusoyn. Je ne me projette pas en sauveur mais en destructeur. Je fais un livre maudit. J’affirme ma liberté de créateur jusqu’à cette liberté de faire mon livre « sacré ». Comme ma liberté de faire croire que l’on peut voyager entre le monde des vivants et celui des morts, comme tous ceux qui se prétendent être en relation avec le divin. Je me moque d’eux. « Le psychopompe » est un livre qui rit, mais d’un rire particulier.

K: D’où et comment vous est venu ce goût prononcé pour le morbide ?
GD. C’est venu très tôt, mais je ne sais pas si on pourrait dire les choses comme cela. Ce n’est pas seulement le « morbide ». Disons que j’ai toujours vécu dans une ambiance particulière, dans des vieilles et grandes maisons de province au milieu d’ossements et de crânes. C’est une particularité familiale. Mon grand-père racontait toujours des histoires très étranges, et mon père me disait toujours de les écrire, que c’était important. Il avait raison. Il y avait toute une partie de sa maison qui était inhabitée, et presque condamnée. Je voulais y aller tout le temps. Pourquoi cette partie était-elle fermée? Le mystère, l’inconnu, tout proche. Se pouvait-il que des gens y vivent ou y viennent, que se passait-il dans cette partie? Quelquefois j’entendais des bruits derrière le mur. Le passage, la porte, l’autre monde. De l’autre côté. Tout était resté comme au XIXème siècle et c’était étonnant. Dans la salle à manger, il y avait des crânes suspendus sur les murs. C’est une accumulation de choses très différentes qui se sont concentrées vers la mort, la chair, le mal. Ou ce qui fait peur peut être.
Ce qui fait peur c’est ce que nous ne comprennons pas. Le morbide c’est quelque chose qui nous plaît et qui nous fait peur en même temps. La fascination pour l’horreur, le déchet, le mort. Ce qui est contraire à nous. Mon goût prononcé pour le morbide est venu naturellement, malgré moi.

K: Vous semblez bien connaître le corps humain et les personnages de votre album s’en donnent à cœur joie lorsqu’il s’agit de « disséquer » les damnés. Est-ce là le résultat de vos longues heures de dessin passées dans les salles de dissection et les musées d’anatomie ?
GD. Oui… C’est en relation aussi avec la question précédente… Très très jeune mon père m’emmenait dans les musées d’anatomie et me poussait à dessiner les squelettes, l’architecture du corps. Puis j’avais ma propre collection de crânes, je les dessinais sans cesse. Mais tout ce qui est corps me fascine, qu’il soit vivant ou mort. J’ai une passion pour la chair, l’os, l’objet corps en lui même. Quand je parle d’objet corps, c’est le corps disséqué sur une table, cette chair qui n’est plus rien, juste de l’objet d’homme, de la viande qui nous correspond dans la forme, et c’est aussi ce corps vivant sexué corseté de cuir qui signifie à celui qui regarde ce corps: « je suis la douleur que vous rejettez, je vis la douleur que vous désirez ». Deux formes opposées, mais qui restent objets. Celui qui tue et celui qui est mort.
J’ai une formation de dessin classique et de dessin anatomique. Mais je ne m’en suis pas servi pour le « psychopompe » pour lequel j’ai déformé mon trait, sali mon encrage, et enlaidi les formes. C’est quelque chose qui m’a beaucoup éprouvé d’un point de vue strictement artistique. J’avais l’impression de régresser. Mais il fallait à tout prix trouver les formes de la violence, accepter de laisser parler la mort dans les formes.
Aujourd’hui je réapprends à dessiner comme avant. C’est quelque chose de compliqué, mais mes prochains travaux le montreront mieux que je ne l’explique.

K: Comment est né le personnage central du psychopompe : le Comte Gusoyn ?
GD. Au tout début, il était mon double. Comte Gusoyn était mon nom sataniste quand j’avais dix-huit ans, en 1991. Le personnage du « Comte Gusoyn » correspondait aux fantasmes de l’adolescence. J’écrivais son histoire toutes les nuits. Je ne dormais presque plus. C’était il y a longtemps maintenant. Au départ, il était plus beau que ce qu’il est aujourd’hui. Mais en vieillissant j’ai compris qu’il fallait que ce personnage soit laid, totalement effrayant. Et quand dix ans après j’ai décidé de faire « le psychopompe » en bande dessinée, je l’ai dessiné comme ça, avec tout son attirail de chevalier noir « sm » et « black metal ».

K: Le psychopompe décrit une guerre entre plusieurs clans de démons et la recherche de l’antéchrist. Depuis quand vous intéressez-vous à la démonologie et au satanisme ?
GD. Depuis très longtemps. Je viens d’avoir vingt neuf ans, et je m’y intéresse vraiment depuis que j’ai quatorze, quinze ans. Je lisais tout ce qui était consacré aux démons et au diable. J’étais capable de passer des après-midi entières dans les rayons d’obscurs bouquinistes pour trouver certains livres. Au fur et à mesure, j’ai fait des rencontres intéressantes, et d’autres plus étranges. En matière de livres aussi. Il y a de tout sur le diable et les démons. Je voulais savoir s’ils existaient vraiment. J’ai toujours eu une grande fascination pour ceux qui étaient du mauvais côté. Pourquoi un côté est-il mauvais? … Difficile… Cette simple question en appelle beaucoup d’autres. Mais comme toujours, je voulais aller de l’autre côté… La démonologie n’est en soi pas quelque chose de très intéressant. Tout le monde y va de son fantasme et de son imagination autant dans les noms que dans l’apparence que les démons doivent avoir. Pour « le psychopompe », j’ai créé ma propre hiérarchie infernale en empruntant ça et là, selon mes désirs. Là aussi je me suis moqué des démonologues qui d’une manière sérieuse vont jusqu’à compter le nombre de démons ainsi que les titres que ceux-ci portent. Compter les démons, voilà bien une idée farfelue. Si « Le psychopompe » est un livre démoniaque c’est bien parce qu’il se moque de toutes ces sciences occultes qui n’apportent rien et exploitent le désespoir de quelques uns. Mais ce n’est pas parce que je me moque que je ne reconnais pas le pouvoir de certains livres. Mais évidement, les livres dangereux, on ne les trouve pas dans les rayons de la fnac. Par contre, de ces livres rares, je m’en suis servi directement pour la composition du « psychopompe ». Le satanisme est la seule idéologie qui se nie elle-même.

K: Quelle est votre position personnelle vis-à-vis des religions ?
GD. Les religions sont des inventions de quelques uns pour dominer les autres. Celui qui ne peut dominer les autres ni par sa force, ni par son intelligence, ni par sa richesse, ni par sa beauté, ni par ses qualités, ses dons, son travail… Se réfugie dans la religion où il en appelle à quelque chose de plus grand que lui, dont il serait le messager et l’intermédiaire pour avoir du pouvoir. Les religions inventent tous les jours des mensonges pour maintenir des systèmes illusoires. Certains diront qu’elles font progresser l’humanité. Personnellement, je pense qu’elles briment et enchaînent les individus dans un monde viril soumis au pouvoir psychologique du père. Où la femme est soumise et absente en tant que corps, et être. La religion est le plus grand mensonge adressé à l’humanité. Faire croire qu’il existe un Dieu. Et le christianisme est encore plus fou, plus pervers que les autres: il fait croire que Dieu aime les hommes.

K: On ressent dans votre récit comme un sentiment de révolte par rapport au monde actuel… Pouvez-vous nous donner votre position par rapport à ces quelques phrases tenues par le Comte Gusoyn ou certains de vos personnages :
A – p.8 – « J’ai un compte à régler avec l’éternité… »

GD. Oui, mais il faudrait les reprendre dans leur contexte. Mais ce que je veux dire avec cette phrase c’est : quelle est cette promesse de vie éternelle, de réincarnation etc.. que l’on nous fait ? Il n’y a rien après la mort, nous le savons tous à l’intérieur de nous, même si nous ne pouvons pas l’accepter. Pourquoi ne pas vivre ici, sur terre d’abord au lieu de croire que le bonheur sera pour après et de nous laisser maintenir par les autres dans ces frustrations et ces esclavages. L’après vie ce n’est rien. Du néant, de la mort, l’Enfer si vous voulez, puisque ça n’existe pas. Alors révoltez-vous ! Hurlez si vous n’êtes pas heureux ! Mais ne vous laissez pas dominer. Gusoyn est le symbole de la révolte absolue, de la révolution permanente.

B – p.24 ? « Le monde terrestre est plutôt médiocre (…) Je ne trouve pas les êtres humains très intéressants… »
GD. Gusoyn alors qu’il est mort regarde le monde des humains de loin. Que sont-ils tous ces humains avec leurs préoccupations médiocres ? Ils inventent des religions pour éloigner de leur vie quotidienne toutes les questions qui leur font peur. A la religion de m’aveugler un peu plus, de me faire oublier toutes injustices du monde.
Quand j’entends un prêtre ou un évêque dire « Je prie pour les morts du Rwanda » par exemple, je trouve cette phrase ignoble. Pour moi c’est de l’hypocrisie suprême. Tu pries de quoi. Prier. Ce mot ne veut rien dire à part, je fais fuir hors de moi ma mauvaise conscience. Prier ou regarder un film à la télévision c’est un peu la même chose.
Sauf que le rite, la répétition de la prière permet de ne pas penser. Prier ça veut dire « laisse les autres penser, laisse penser ceux qui le font pour toi ». C’est une non-action, c’est une soumission supplémentaire.

C – p. 24 ? « Les religions sont les plus beaux édifices du mal… Elles trompent les humains sur leur destinée … »
GD. Oui. Celà continue la discussion entre Hutgin et Gusoyn. Du point de vue de l’Enfer, évidemment, les religions font très bien leur travail. Regardez autour de vous, et partout où il y a un conflit, il y a une affaire d’ethnie et/ou de religion. Des séparations de plus. Ils se tuent pour Dieu. Les religions font un très beau travail pour Satan. Ce que les religions appellent le mal: Satan. Mais le bien et le mal n’existent pas. Ce sont les religions qui les ont inventé. C’est assez pratique et assez simpliste. Ce qui m’intéresse dans la figure de Satan, c’est qu’il est la preuve que Dieu n’existe pas. Je félicite les religions d’avoir inventé ce qui pouvait démontrer la preuve de leur tromperie. Il est là Satan, sur le tympan des églises. Toutes ces images nous le disent: « Dieu n’existe pas, tout ceci est un mensonge ». Parler du diable, c’est clamer la non existence de Dieu. J’encourage tous les prêtres du monde entier à parler de Satan. Toute preuve de l’existence de Satan contient la démonstration que Dieu n’existe pas. Voilà pourquoi il est gênant. Les religions en ont besoin, mais il ne faut pas trop en parler. Voilà pourquoi tout ceci doit rester très flou. C’est extraordinaire.

D – p.26 ? « Les faibles doivent souffrir. Votre faiblesse s’exprime par la violence sur d’autres faibles, mais ne fait pas de vous des forts… »
GD. Petite phrase pour l’humanité toute entière… et dans le contexte du « psychopompe », il s’agit d’un dialogue entre damnés soumis à la volonté des démons que leur sont supérieurs. Tout est là dans l’origine de la souffrance: créer une hiérarchie. Que ceux qui acceptent la « pyramide » ne se plaignent pas.

E – p.48 – « Dieu est un poison, mais il justifie notre existence… Sa prétention à créer des êtres libres placera Satan sur le trône, et toutes les vies seront infestées par le mal… »
GD. Gusoyn signifie qu’il n’est pas responsable, ni lui ni les autres démons, de ce système de terreur que les puissants imposent aux faibles. Si Dieu existe, si votre Dieu existe, c’est lui qui le permet. Ce qui évidemment prouve qu’il n’existe pas. « Le psychopompe est un livre sur l’absence de Dieu. C’est son principal sujet, inscrit en profondeur entre les lignes, dans les dessins. Partout. A un moment, Hutgin dit à Gusoyn: « Ton esprit a inventé ce monde pour tuer celui d’où tu viens. »
Ce qui me paraît clair. Il dit que tout ceci n’existe pas. Ce ne sont que des pulsions de morts. La mort éternelle. Voilà la réalité. Dieu n’existe pas. Le diable n’existe pas. L’horreur est la mort, l’horreur est la vie toute entière soumise à la mort.

F – p.84 ? « Quand une société oublie ses cultes et méprise les religieux, c’est signe de sa libération et de sa supériorité. »
GD. Les gourous sont mauvais. Qu’ils commandent la vie de dix personnes ou d’un milliard. L’imagination c’est très bien, sauf quand celle-ci tente de faire croire qu’elle peut créer la vérité.

K: Pensez-vous pouvoir sortir de ce genre de BD noire ou est-ce là votre genre de prédilection ?
GD. Le psychopompe est une BD très particulière. Ce que je ferai après sera différent. Mais il y aura toujours cette attitude de révolte. Toujours ces grands principes: la découverte d’une partie inconnue de la réalité pour comprendre celle-ci, mais pas parce que cette partie inconnue contient un savoir… Non… Justement… Mais plutôt parce qu’elle ne contient aucun savoir. Il faut souvent garder mystérieuses certaines chose de la vie, non pas parce qu’elles sont riches, mais parce qu’elles sont vides. Le mystère, l’inconnu c’est du vide. C’est horrible. Cette réalité est insupportable. L’horreur la plus pure. L’horreur de la vie sera toujours présente dans mon oeuvre. Oui un cadavre ne signifie rien. Et c’est bien cela qui est horrible. On a pas peur qu’il bouge, non au contraire, c’est son immobilité qui est effrayante. Les fantômes nous rassurent. Et c’est pour cela qu’on enterre nos morts. Pour continuer à imaginer, à rêver avec eux vivants dans nos mémoires. Les profanateurs de sépulture font des actes profondément horribles parce qu’ils insultent la société en la mettant face à ce qu’elle ne veut pas voir: la réalité de la mort. Mais, eux aussi ont peur de la mort. Ils essayant juste par leurs actes de dominer celle-ci. Mais je suis en train de changer de sujet…

K: Quels sont vos projets immédiats ou futurs ?
GD. Projets immédiats: Une série de Dark Fantasy plus classique. J’ai aussi un projet de BD avec Frédéric Poincelet. Plus deux trois projets, mais il est encore trop tôt pour en parler.
Projets futurs: Réalisateur d’un film d’horreur artistique assez particulier.

 

Les conseils de Gabriel Delmas

BD
Indispensable: Toute l’oeuvre de Druillet, de Corben, d’Aristophane, de Bézian.
Ce que j’aime beaucoup: Serpenters et Elend, tous deux chez Delcourt.

Littérature
Arthur Machen: Le Grand Dieu Pan.

Musique
GD. « Les blessures de l’âme » de Seth, parce qu’il s’écoute bien en lisant « Le Psychopompe ».

Cinéma ?
David Lynch.

Le premier conseil à un jeune dessinateur/scénariste
Il n’y a pas un seul conseil qui soit vraiment valable… Mais je pourrais lui dire peut être comment je vois l’artiste et son rapport à l’oeuvre:
Quoi qu’il arrive tu feras cette oeuvre parce qu’elle est plus essentielle à toi que toute autre chose.
Tu sacrifiras tes nuits et ton temps à l’accomplissement de celle-ci.
Toute oeuvre d’art est un sacrifice. Toute oeuvre d’art est un temps de vie mangé, absorbé par celle-ci.
Pour donner naissance à une oeuvre, il faut y insuffler son être tout entier.
C’est très dur et on y arrive jamais totalement.
Les artistes vivent leurs oeuvres. Leurs oeuvres sont leurs vies.
Une fois « le psychopompe » corrigé et augmenté des quelques planches qui lui manque, je pourrais mourir. Ce ne serait plus important.