Un « petit » ouvrage à ne pas rater, auquel on ne prête pas forcément attention, presque dissimulé parmi les sorties grand format plus tapageuses. Le feu de la couverture, cela dit, a de quoi attirer le regard aussi sûrement que l’habituel bandeau rouge qui ceint les volumes fraîchement débarqués sur les présentoirs. Fortune Cookies est en fait une réédition, le livre est sorti une première fois en 2014, autrement dit à une autre époque, un temps où les termes « couvre-feu » et « état d’urgence » ne pouvaient renvoyer, dans les esprits, qu’à des notions lointaines sans rapport aucun avec notre quotidien. Or, celui-ci a changé (on sait comment, on sait pourquoi), et la lecture de cette novella de Silène Edgar prend en 2021 une dimension tragiquement différente.

Bon, soyons clairs, il n’est pas du tout question d’épidémie ni de crise sanitaire dans Fortune Cookies, le danger vient d’ailleurs et il est de nature à bouleverser la vie de tout un chacun, en France comme dans le reste de l’Europe. Le drame est relaté à hauteur de citoyen lambda, par le petit bout de la lorgnette, comme on dit, à travers les faits et gestes de Blanche, maman jeune d’une fillette de neuf ans dont elle est temporairement séparée (l’enfant est en vacances en Espagne chez ses grands-parents). Une coupure d’électricité généralisée, inexpliquée, qui s’éternise plusieurs jours fait comprendre à Blanche (et à son compagnon Hadrien) que quelque chose ne tourne plus rond du tout dans le pays, sans compter que des formations d’avions de chasse viennent régulièrement sillonner le ciel en direction du sud…

Tout au long de l’histoire, la narration fine et intelligente saute d’un point de vue à l’autre, de celui de Blanche (bientôt lancée dans un périple incertain vers l’Espagne en quête de sa fille) à celui de Bianca, soit la même personne six mois plus tard, ailleurs, dans une nouvelle « famille » et aux prises avec un quotidien d’oppression qui l’a fait basculer dans l’action dissidente et la clandestinité de la résistance. Le contraste entre les deux époques et les deux « vies » du personnage est saisissant. Luttant contre un régime politique qui a viré à la dictature, Blanche/Bianca, chaque jour, risque sa peau pour mettre fin au règne des milices, qui quadrillent Paris le soir tombé, et de la désinformation médiatique. On ne sait rien et on ne saura rien exactement de la nature et de l’enchaînement des événements qui ont plongé le pays dans l’horrible situation, et cela n’a aucune importance : on tourne les deux cents pages le regard fixe et les mains moites, d’autant plus conscients que nous sommes, en 2021, de la fragilité de notre condition. Le volume refermé, le cœur bat d’un sentiment mêlé d’indignation, de révolte, d’angoisse et de tristesse.

En librairie depuis le 12 mai 2012.