Avant de se retrouver un jour — mais le plus tard possible ! — statufiés en bronze, tel Claude Nougaro, du côté de la place du Capitole, les quatre musiciens toulousains d’Aephanemer poursuivent leur route vers la gloire et font tonner le ciel sudiste grâce à la sortie de leur troisième album, A Dream of Wilderness. Musique baroque, chant « death » et mythes grecs comptent parmi les sujets que nous avons abordés avec Marion Bascoul, la chanteuse, parolière et guitariste rythmique du groupe. Entretien.

Khimaira : Si on me demandait de définir le style d’Aephanemer, je dirais que le groupe joue de la musique baroque sur un rythme rapide et avec de la distorsion. Es-tu d’accord avec cette tentative de synthèse ?

Marion Bascoul : Tout à fait ! C’est exactement ça, en particulier dans le nouvel album. La musique baroque est une de nos grandes inspirations, et je suis ravie que cela puisse s’entendre au travers de nos compositions. Aephanemer, je dirais que c’est une base de death mélodique scandinave — on a beaucoup écouté de groupes comme Children of Bodom ou In Flames —, à laquelle nous avons ajouté des éléments hérités de la musique classique, en particulier de la musique baroque. Cela apparaît au travers des orchestrations symphoniques, une composante essentielle de notre musique.

Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi d’inclure dans l’album tous les morceaux en version instrumentale ?

Non, il y a une raison historique à cette tracklist instrumentale : aux débuts d’Aephanemer en 2014, Martin, le guitariste lead et compositeur, en était le seul membre. À cette époque-là, il a sorti un premier EP, intitulé Know Thyself, dans lequel il n’y avait pas de chant. Les premiers fans à suivre le groupe étaient donc des gens qui avaient pour habitude d’écouter de la musique instrumentale. Plus tard, après que j’ai rejoint Aephanemer, nous avons tenu à conserver cet aspect-là avec, d’un côté, les morceaux chantés et, de l’autre, les versions instrumentales. Ainsi tout le monde y trouve son compte, et on peut choisir une tracklist ou l’autre selon qu’on a envie d’écouter du chant ou pas.

Le groupe a-t-il vite trouvé son style, ou bien le son d’Aephanemer est-il le fruit de longues sessions de recherche et de répétitions ?

Même si Aephanemer n’est plus un one-man band, Martin en est resté l’unique compositeur. C’est à lui seul que nous devons d’avoir trouvé cet équilibre entre les guitares et les claviers symphoniques. Souvent, dans les albums des groupes de metal qui suivent une démarche comparable, les éléments symphoniques font office d’ornementation, l’essentiel de la musique étant porté par les guitares. Dans le cas de Martin, c’est différent : il compose des mélodies et des contre-mélodies destinées à être jouées à la fois par les guitares et par les claviers. C’est une caractéristique du groupe qu’on pouvait entendre dès le premier EP et qu’on a affirmée par la suite, notamment dans ce dernier album où la dimension orchestrale et symphonique est encore plus présente qu’auparavant.

L’héritage baroque était tout de même déjà très identifiable dans votre opus précédent, Prokopton…

C’est drôle, en fait, comment en fonction de nos goûts on sera sensible à certains sons plutôt qu’à d’autres… Jusqu’à présent, beaucoup de gens nous ont écoutés pour notre dimension de death metal mélodique, sans s’arrêter plus que ça sur la musique aux claviers. Disons que dans ce dernier album, c’est un aspect qu’il est plus difficile d’ignorer.

Aephanemer compte quatre musiciens. Avez-vous un passé commun avant la naissance du groupe, ou est-ce la musique d’Aephanemer qui vous a réunis ?

Non, on ne se connaissait pas avant de jouer ensemble. Nous nous sommes rencontrés de façon on ne peut plus banale : en ce qui me concerne, j’ai intégré le groupe suite à une petite annonce. Quand Martin a monté Aephanemer, il a tenu assez vite à rassembler des musiciens, pour pouvoir jouer live sur scène mais aussi parce qu’il avait envie de se retrouver dans une dynamique collective. Il a tout d’abord trouvé un bassiste et puis, un jour, je suis tombée sur un article qu’il avait posté sur un webzine, dans lequel il présentait son travail et expliquait qu’il cherchait une chanteuse. J’ai tout de suite adhéré à ce qu’il faisait, cela sonnait à mes oreilles comme la musique que j’aurais aimé composer moi-même. Je lui ai envoyé sans tarder une démo de ma voix pour postuler en tant que chanteuse mais aussi en tant que guitariste rythmique car il n’en avait pas non plus.

On remarque un fond culturel très marqué dans les paroles de ce nouvel album : il est beaucoup question de culture classique, des mythes grecs en particulier. Les paroles témoignent d’une certaine érudition…

(Rires) C’est un peu gênant pour moi que tu le présentes comme ça ! J’écris les paroles en partant de sujets qui m’intéressent, de mes lectures, de mes passions… Une démarche commune à toutes les personnes qui écrivent des paroles, je pense. C’est vrai, il se trouve que j’aime beaucoup la littérature classique, ancienne, et la philosophie. Ce sont pour moi des sources d’inspiration très importantes.

En ouverture d’album, on entend une chanson intitulée Antigone. Qu’est-ce qu’Antigone, le mythe comme le personnage, représente pour toi ?

L’histoire d’Antigone comptait parmi les sujets que j’avais envie de traiter, dans une réserve de thèmes où je vais puiser lorsque Martin me présente des compositions qui s’y prêtent. Antigone est un personnage extraordinaire, c’est pour moi une grande figure morale, idéale pour lancer l’album puisque c’est le titre qu’on a placé en ouverture, juste après l’introduction instrumentale. Antigone incarne à mes yeux une volonté de changement, elle s’oppose aux lois de la Cité pour faire évoluer les mentalités. Et la dimension morale de ses actes prime sur tout le reste.

Quitte à mettre sa vie en jeu. C’est quelqu’un qui ne recule pas devant le sacrifice…

C’est la dimension tragique d’Antigone, un personnage radical qui doit payer le prix de sa radicalité. Ce n’est pas non plus une attitude que je cautionne pleinement, ce ne serait peut-être pas ma manière d’agir, mais cette envergure morale fait office de phare pour nous guider vers le progrès. Même si on n’agirait pas comme Antigone, son exemple est là pour nous mener jusqu’à une société plus morale.

Une société plus en accord avec la nature, peut-être ? Le titre de l’album, A Dream of Wilderness — « le rêve d’une vie sauvage » — me semble aller dans ce sens…

C’est vrai. Le respect de la vie sauvage et du monde animal sont très importants pour nous. Les membres du groupe sont même presque tous végétariens. A Dream of Wilderness porte l’espoir qu’on pourra tous changer notre regard sur la nature et cesser de la détruire. À mes yeux, le monde actuel a tendance à se polariser de plus en plus, avec deux manières de voir la vie : l’une très conservatrice, l’autre progressiste, et il n’est pas évident de savoir vers quoi l’humanité se dirige, s’il faudrait envisager les choses de façon négative ou positive — c’est peut-être un peu bateau de le dire comme ça, mais c’est exactement ça ! Cela dit, j’ai l’espoir que beaucoup de gens parviennent peu à peu à changer leur regard sur le monde et faire évoluer nos modes de vie pour être plus respectueux de la nature.

Il y a dans Antigone quelques passages en chant clair, et je voulais m’assurer que c’était bien ta voix qu’on entend dans ces moments-là…

Oui, c’est bien ma voix ! J’assure toutes les parties chantées de l’album.

Dans la chanson Snowblind, à écouter dans l’album précédent Prokopton, on entendait déjà un peu de chant clair, dans un timbre de voix médium. Dans Antigone, c’est une voix de tête haut perchée… Ton talent au micro est très polyvalent !

C’est quelque chose que je travaille. Jusqu’à une période récente, j’avais quelques difficultés avec ma voix de tête, que je n’avais jamais vraiment exercée. Et ça me posait des problèmes pour les parties de chant « clean » parce que, dans ces moments-là, on chante en voix mixte, on met en œuvre sa voix de tête autant que sa voix de poitrine. Pour pallier ce problème, j’ai eu l’idée de prendre des cours de chant classique, à partir de début 2020, étant donné qu’en chant classique, on utilise surtout sa voix de tête, en tout cas pour le chant féminin. Je ne suis pas arrivée au bout de mes efforts, je suis toujours en formation, mais les mois passant je me suis demandé si ce ne serait pas intéressant d’intégrer ce type de voix dans le nouvel album, par petites touches, tout simplement parce que ça colle bien à notre genre de musique.

L’opéra, est-ce un genre musical qui vous intéresse, toi et les autres membres du groupe ?

Oui, c’est un genre intéressant par bien des aspects. Naturellement, le chant d’opéra est très différent du chant extrême qu’on entend dans le death metal, on est même dans des styles à l’opposé et pourtant il y a des points communs : le chant d’opéra vient du chant baroque, et l’interprétation emphatique propre aux chanteurs d’opéra est très proche, je trouve, de la pratique du chant extrême. Il n’y a pas de filiation à proprement parler, mais j’y vois une similitude.

Et on entend ta voix de tête, d’opéra, dans deux titres du nouvel album, Antigone, donc, et Le Radeau de la Méduse. Quelle est la genèse de ce dernier morceau ?

À l’origine, il y a le tableau de Géricault bien sûr, une œuvre majeure de la culture française, extraordinaire dans tous les sens du terme — c’est un tableau de très grandes dimensions, il est magnifique. Et surtout, il traite d’un sujet édifiant, une histoire authentique de naufragés abandonnés en pleine mer, et que j’avais envie de raconter dans une chanson. Comme pour Antigone, c’était un thème que je gardais en réserve depuis un moment, et dont je me suis emparée quand Martin m’a fait découvrir une composition qui cadrait bien avec l’histoire. On aurait pu intituler la chanson autrement, l’appeler par exemple « Le Naufrage de la Méduse », mais le titre du tableau de Géricault est tellement évocateur pour tous les Français qu’on a préféré le garder.

D’où peut-être la double version : la chanson figure en anglais dans l’album puis en français en titre bonus…

L’idée de ce bonus m’est venue en écrivant les paroles anglaises : j’avais envie depuis longtemps d’essayer d’écrire en français, et je ne m’y étais encore jamais risquée. Alors voilà : à titre de galop d’essai, je me suis lancée dans une version en français. L’idée a plu à Martin, et on a enregistré le titre.

Le chant guttural en français, est-ce plus difficile à interpréter qu’en anglais ? Les sons ne sont pas les mêmes, la prosodie non plus…

(Rires) Oui, c’était une expérience un peu spéciale. Je ne savais pas du tout ce que ça allait donner. L’exercice en soi n’est pas inédit, il y a plein de groupes qui font du chant extrême en français, mais les appuis rythmiques et la projection de la voix ne sont pas du tout les mêmes, et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai choisi initialement d’écrire et de chanter du « death growl » en anglais, parce que cette langue me semblait convenir bien mieux à ce type de chant. Au final, l’interprétation en français s’est faite de manière très naturelle : au moment d’entrer en studio, je n’avais pas travaillé le morceau plus que ça, j’ignorais par quel bout j’allais le prendre, mais le fait de chanter dans ma langue maternelle a quand même facilité la donne.

Imaginons qu’un festival de musique classique vous invite à jouer sur scène, pourquoi pas accompagnés d’un orchestre, est-ce que vous seriez prêts à relever le défi ?

(Rires) Si un tel événement devait se produire, je pense que ce serait à notre initiative car les ponts sont plus faciles à jeter dans ce sens-là. Mais oui, en effet, c’est une expérience qu’on aimerait réaliser dans le futur. Cela demande des moyens qui, pour l’instant, sont hors de notre portée mais si l’occasion se présente, très certainement, on le fera.

Malgré la situation actuelle, sais-tu s’il sera possible prochainement de vous voir sur scène ?

Nous devons participer à plusieurs festivals, le premier aura lieu en Finlande le 1er avril — ce n’est pas une blague ! — et les autres vont s’échelonner jusqu’au mois d’août avec le Motocultor [en Bretagne, dans le Morbihan — NdR]. À la suite de ça, on aimerait organiser une tournée française, fin 2022 si elle a bien lieu. Nous espèrons très fort que ce sera possible, on est en train de travailler dessus.

Une dernière question, rituelle pour moi car je la pose souvent en fin d’interview Musique : quel est le dernier album que tu découvert ? et quel est le dernier album que tu as adoré de la première à la dernière note ?

Ce matin, j’ai écouté le dernier album d’Obscura, qui est disponible depuis quelques jours. Et celui que j’ai adoré… Pierres brûlées d’Aorlhac, sorti il y a deux mois édité par Les Acteurs de l’ombre. Un groupe français qui joue du black metal mélodique, avec un chant en français. Ils sont très, très bons.

Alors écoutons-les ensemble dès maintenant ! Merci pour tes réponses, Marion !

Je t’en prie, merci à toi pour l’interview, c’était un plaisir.

Propos recueillis en novembre 2021.

Special thanks to Mona Miluski (All Noir, Hamburg) and Lisa Gratzke (Napalm Records Berlin).

L’album A Dream of Wilderness d’Aephanemer est sorti le 19 novembre 2021.

Site officiel du groupe